Jean-Louis Martinand
Les conceptions sur la formation des maîtres sont implicites, diverses,
contradictoires ; elles oublient trop souvent que les maîtres enseignent des
disciplines scolaires. Comment penser aujourd'hui la formation des
enseignants à la prise en charge de leur discipline ? Cet article propose un
modèle d'analyse qui s'appuie sur deux idées directrices :
11 l'idée de référence (les activités scolaires sont des images de pratiques
extérieures à l'école et prises comme références),
2/ l'idée de professionnalité (les enseignants doivent acquérir une double
technicité, dans les pratiques de référence d'une part, et dans le guidage
des activités et des apprentissages scolaires d'autre part).
L'article présente enfin quelques réflexions sur les formations actuelles,
inspirées par le "modèle référence-prq)essionnalité"'.
L'ambition limitée de cette "intervention" (1) est de proposer
un cadre pour penser la formation des enseignants de
un cadre pour sciences et de technologie. En effet, dans la dernière
penser la période, le développement des recherches scientifiques,
formation l'accumulation des connaissances, les mutations des tech
niques, l'allongement des durées d'études, les spécialisa
tions des enseignements universitaires, déstabilisent la
formation des enseignants. Tous les pays sont confrontés à
ces défis ; et si les solutions adoptées ne sont pas nécessai
rement les mêmes, du moins une réflexion commune peut-
elle être féconde.
1. LES APPORTS DE LA RECHERCHE DIDACTIQUE
Depuis une vingtaine d'années, la recherche en didactique
des disciplines scientifiques et technologiques s'est dévelop
pée et les résultats en apparaissent dans les publications,
les revues des différents centres de recherches : on peut
citer, à titre d'exemples et pour des aires culturelles diffé
rentes, les revues : International Journal of Science
Education, Ensenanza de las Ciencias, Investigacion en la
Escuela, Aster, Didaskàlia. Les revues d'associations de
(1) Ce texte reprend l'intervention faite au Symposium Européen "Les professeurs de science et de technologie : quelle formation pour
quel enseignement", organisé par le Conseil de l'Europe, du 30 mars au 1
er avril 1994, à la Cité des Sciences et de l'Industrie de Paris.
ASTER N° 19. 1994. La didactique des sciences en Europe. INRP, 29, rue d'Ulm, 75230 Paris Cedex 05
62
recherches sur les
problèmes
d'enseignement et
d'apprentissage
du point de vue
des contenus
deux orientations
recherches pour
la connaissance
recherches pour
l'intervention
professeurs, les publications de centres de formation
d'enseignants, les actes de colloques, témoignent de
l'existence d'une communauté.
Qu'est-ce que nous proposent aujourd'hui ces recherches ?
Contrairement à une idée répandue, la recherche didactique
ne s'occupe pas avant tout des moyens et des procédés de
transmettre des connaissances indépendamment des conte
nus. On peut dire qu'aujourd'hui elle étudie les problèmes
d'enseignement et d'apprentissage du point de vue des
contenus, avec une responsabilité vis-à-vis des contenus, ce
qui ne veut pas dire que les contenus seraient son objet
propre et exclusif. Il y a là un changement de sens d'un mot,
comme c'est souvent le cas lorsque s'ouvre un nouveau
champ de recherche.
Comme c'est aussi souvent le cas, l'émergence de la
recherche introduit une tension, en tout cas une différence,
entre deux orientations : vers la production de connais
sances fiables, cumulatives, validées, sur les processus
d'enseignement et d'apprentissage, et vers l'instrumentation
et l'élucidation des décisions et des interventions volontaires
dans ces mêmes processus. On peut reconnaître là les dis
tinctions habituelles entre recherches à visées "fondamen
tales" et recherches de "développement". Mais dans le cas
des sciences et techniques de la culture, les choses ne sont
pas si simples : par exemple, les avancées théoriques sont
jusqu'à présent, plutôt venues de recherches de "développe
ment" que des recherches "fondamentales".
Du côté des recherches pour la connaissance, les travaux se
sont concentrés sur les conduites des apprenants, parfois
des enseignants, plus rarement sur leurs interactions.
Quatre domaines d'étude fournissent de nombreux
résultats :
- la représentation des choses, des phénomènes, des pro
cessus, des procédés, des instruments ;
- l'appropriation des concepts, des modèles, des théories,
des langages, des systèmes symboliques ;
- les raisonnements et stratégies pour accomplir des tâches,
résoudre des problèmes ;
- l'image des disciplines, des pratiques, des valeurs, des
rôles.
Du côté des recherches pour l'intervention, les travaux de
recherche, souvent liés à des innovations (dont l'action-
recherche est une modalité), concernent différents aspects
du curriculum (programme et moyens de sa mise en
oeuvre) :
- les évaluations des apprenants, des enseignants, des sys
tèmes éducatifs ;
- les composantes des curriculums, en particulier les
moyens informatiques, les activités expérimentales, les
manuels ;
- la sélection, la formulation des objectifs et des contenus ;
parfois il y a conception-essai-évaluation d'ensemble d'un
curriculum.
63
2. ENSEIGNER LA DIDACTIQUE
OU MIEUX PENSER LA FORMATION ?
... dans une
formation qui
s'est construite
indépen
damment...
Le très bref panorama précédent n'a pour fonction que de
introduire les convaincre que les acquis de la recherche didactique sont
acquis de la visibles et importants : remise en cause de lieux communs,
recherche découverte de paradoxes, ouverture de possibilités éloignées
didactique... des coutumes, étayages d'interventions, les résultats et les
démarches de la recherche peuvent donner matière à la for
mation. C'est bien ce que pensent de nombreux chercheurs
en didactique (Vergnaud et al. 1994).
Mais leurs propositions ne passent pas toujours très facile
ment dans les centres de formation d'enseignants où ils ne
sont pas les seuls formateurs. Les réactions au nom d'argu
ments variés, et en fonction de positions ou de statuts
divers, sont même quelquefois assez vives : de quel droit la
didactique "qui est loin d'être une science assurée" aurait-
elle à jouer un rôle majeur, et même fondateur dans la for
mation des maître ?
Pratiquement, il ne faut pas oublier que l'enseignement et la
formation existent déjà. L'intervention des didacticiens-cher-
cheurs ne peut pas se légitimer par les seuls acquis de la
recherche : ceux-ci sont loin de pouvoir se substituer aux
formations qui se sont progressivement construites sur une
base empirique, et dont la place a été stabilisée dans l'insti
tution par les procédures de qualifications ou de sélections.
Il revient aux didacticiens de montrer qu'ils peuvent remplir
les fonctions habituelles des formateurs, et que leurs com
pétences de chercheurs permettent des progrès.
Théoriquement, c'est une illusion propre aux chercheurs - et
éventuellement à quelques administrateurs - que de croire
qu'en principe, même si on n'en est pas encore là, il va être
possible de fonder entièrement la formation professionnelle
sur les seuls résultats de la recherche. Aucune formation
professionnelle, dans quelque domaine que ce soit, n'a pu
être construite ainsi ; chacune doit composer avec l'"état de
l'art", les normes techniques, les exigences sociales. La
recherche peut anticiper, accompagner, réguler les évolu
tions ; la prétention de les déterminer est (heureusement)
hors de sa portée.
Mais cette tâche d'anticipation, d'accompagnement et de
régulation est moins simple qu'il n'y paraît. Avons-nous
aujourd'hui les concepts adéquats, sinon les meilleurs, pour
poser les problèmes et esquisser des cadres de solutions
possibles ? Sommes-nous au fond capables de concevoir la
formation comme un problème, et non comme un assem
blage de solutions existantes et non questionnables ?
et mieux : C'est dans cette perspective de problématisation de la for-
problématiser la mation des enseignants des sciences et technologie, ren-
formation voyant aux recherches et réflexions à visées curriculaires,
que se situe cet exposé. Mais il convient d'abord de prendre
la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés.
... pour anticiper,
accompagner,
réguler...
64
3. LES NOUVEAUX DÉFIS DE LA FORMATION
des contenus
modifiés de plus
en plus
rapidement
Nouveaux contenus
Dans l'ordre des choses auxquelles tout le monde pense,
viennent sans doute en premier lieu les nouveaux contenus.
La pression exercée par l'accumulation des connaissances
scientifiques, la spécialisation des compétences techniques,
entraînent des modifications de plus en plus rapides de
contenu. On peut se poser la question de savoir si du point
de vue de l'éducation générale, cette inflation, cette diversifi
cation, ces "révolutions" sont réellement nombreuses et
radicales à l'échelle de la vie humaine et si les restructura
tions des contenus ont vraiment besoin d'être si fréquentes ;
mais force est de reconnaître que les contenus sont modifiés
et que ces remaniements répétés sont un défi.
garder l'initiative
face à des
pressions plus
économiques
que
pédagogiques
Nouveaux moyens
Les "nouveaux" moyens d'information et de communication,
les techniques informatiques d'assistance à l'enseignement
et à l'apprentissage sont loin d'avoir montré toutes leurs
possibilités. La pression, est sans doute d'origine indus
trielle et son sens premier est économique plus que pédago
gique ; mais ce n'est pas une raison pour l'ignorer. L'enjeu
est ici de garder l'initiative sur le moyen (ordinateur, télé
enseignement, audiovisuel) c'est-à-dire de bénéficier de tout
ce que peut apporter le moyen, compte tenu des spécificités
des contenus et des apprentissages.
initier aux
problèmes
d'environnement,
de santé,
de sécurité
Nouvelles missions
L'enseignement secondaire est devenu un enseignement de
masse. D'abord il doit assumer, pour tous, des tâches d'ins
truction que l'enseignement primaire réalisait en fait pour
quelques-uns avant la fin des études obligatoires. L'éduca
tion scientifique et technologique se place bien dans ce
cadre. En même temps des enjeux importants pour les
citoyens nouveaux, ou renouvelés, doivent être pris en
charge par l'enseignement secondaire : éducation pour
l'environnement, pour la santé, à la sécurité. Il ne s'agit pas
forcément d'introduire des disciplines ou même des conte
nus, mais d'amener les disciplines à apporter leur contribu
tion, pour mieux poser les problèmes d'environnement, de
santé, de sécurité.
Nouveaux élèves
La prolongation des études pour tous amène dans les
classes de l'enseignement secondaire des élèves que les
enseignants n'avaient pas l'habitude de "traiter". Leurs rap
ports au milieu scolaire, aux enseignants, leur rapport au
savoir et à sa signification, ne sont plus les mêmes. La
65
une nouvelle
"connivence"
enseignant-
enseigne à
construire
"connivence" enseignants-enseignes doit être reconstruite
sur d'autres bases qui affectent les démarches, les moyens,
les contenus.
Il en est de même à l'université : parmi les étudiants, ceux
qui deviennent enseignants ont suivi des parcours, des
échecs, des expériences, ont des aspirations, qui en font des
acteurs aux caractéristiques inédites, et rapidement
variables d'ailleurs, si l'on en juge par ce qui s'est passé en
France ces dernières années.
Nouveaux formateurs
En réalité, il n'y a que des "anciens" formateurs...
Face à ces défis, de quoi disposons-nous pour penser la for
mation ?
4. MODÈLES POUR PENSER LA FORMATION
les figures
multiples
auxquelles se
réfère le métier
d'enseignant
4.1. Figures
En France, la difficulté pour penser le métier d'enseignant
est bien révélée par les comparaisons multiples et contradic
toires auxquelles le sens commun - y compris le sens com
mun des formateurs, des chercheurs et des administrateurs
- fait appel. R. Bourdoncle (1993) a recensé quelques
"figures" mises en avant :
- l'"ouvrier", ou l'employé, qui connote l'importance de l'exé
cution, de la mise en oeuvre d'un programme et de
moyens selon des prescriptions qui lui sont imposées ;
- l'"artisan", qui met l'accent sur le service individualisé
fourni grâce à des savoirs et savoir-faire techniques et
sociaux habituellement acquis "sur le tas" ;
- l'"artiste", qui insiste sur l'authenticité, le "don", dans des
actes où la technique transmissible jouerait un rôle secon
daire ;
- le "professionnel", qui applique un savoir rationalisé, et
dont le type moderne est sans doute le médecin.
On pourrait y ajouter, parce que sa figure est loin d'avoir
disparu dans l'imaginaire collectif, le "prêtre", investi d'une
mission.
4.2. Modèles
S'agissant de penser la formation elle-même, je distinguerai
trois modèles, trois tentatives qui tous contiennent une part
de vérité et ont donc une certaine fécondité, mais qui sont
trop partiels, trop superficiels, pour permettre de poser au
fond le problème de la formation des enseignant du point de
vue didactique.
66
trois axes pour
catégoriser les
formations
existantes
examiner les
formations à
partir des
compétences
visées
considérer
l'articulation
compétences
scientifiques ou
technologiques/
compétences
pédagogiques
• Modèle "formation"
C'est sûrement le plus immédiat, fondé sur les distinctions
évidentes entre :
formation académique/formation pédagogique,
formation théorique/formation pratique,
formation professionnelle/formation personnelle.
Au fond, il s'agit de caractériser les tendances principales
des formations existantes, et tout le monde peut être
d'accord sur cette catégorisation ; ce sont les équilibres qui
sont en cause, et là, les débats sont sans fin, puisque rien
ne permet de sortir des catégories ; seules des recherches
empiriques sur l'efficacité marginale et l'acceptabilité peu
vent être imaginées.
• Modèle "compétences"
La distinction :
compétences scientifiques ou technologiques /
compétences pédagogiques
permet un pas de plus en ouvrant la discussion sur les for
mations à partir des compétences visées et non en fonction
des cursus eux-mêmes. Cependant, elle évite la mise en
relation entre compétences pédagogiques et compétences
scientifiques et technologiques qui doit être la marque de
leur intégration professionnelle. Pour les mêmes raisons,
une autre question n'a pas de solution rationnelle, et donc
seulement réponse économique : jusqu'à quel niveau faut-il
développer les compétences scientifiques et technologiques ?
et qu'est-ce qu'un "haut niveau" de compétence dans les
deux ordres ?
• Modèle "transposition"
Issu des travaux de didactique, le concept de transposition,
en attirant l'attention sur les transformations du savoir
lorsqu'il passe du contexte savant au contexte scolaire, per
met de poser le problème de l'articulation entre compétence
scientifique ou technologique et compétence pédagogique.
L'étude de la chaîne :
savoir savant -^
• savoir à enseigner
-savoir enseigné
complétée par l'étude du savoir approprié nous installe bien
dans une problématique de formation professionnelle
d'enseignants.
On peut cependant faire à ce modèle, surtout développé à
propos des mathématiques, un certain nombre de critiques :
- vision intellectualiste qui oublie le rapport pratique au
monde physique, aux substances chimiques, aux êtres
vivants, aux dispositifs techniques qui fonde le comporte
ment des physiciens, des chimistes, des biologistes, des
67
les critiques du
modèle
"transposition"
technologues : "Je hume" tels sont les premiers mots du
chimiste P. Laszlo dans son livre La parole des choses ;
- vision acritique vis-à-vis de la pertinence du savoir savant,
a priori légitime et légitimant ;
- vision inadéquate enfin des disciplines scolaires qui se
construisent pour transmettre des pratiques (écriture,
langues, arts) qui ne sont pas forcément des savoirs
savants appliqués.
C'est pourquoi il paraît nécessaire de chercher un modèle
plus propre à la formulation des problèmes de conception
curriculaire et de formation des enseignants.
5. RÉFÉRENCES ET PROFESSIONNALITÉ
Deux ambitions sont à la base du modèle qui va être déve
loppé :
- la spécificité, la complexité de l'activité de l'enseignement,
à la base du sa "professionnalité" doivent pouvoir être prises en compte
modèle proposé : et analysées de façon plus profonde ;
deux ambitions - le rapport de l'école aux domaines de référence non sco
laires, où les acquis scolaires doivent pouvoir prendre
sens, doit être élucidé de façon plus radicale.
Ces deux ambitions conduisent à deux distinctions :
- entre pratiques et disciplines,
- entre école et référence.
D'où le schéma suivant, où quatre rubriques apparaissent,
qu'il faut examiner pour elles-mêmes d'abord, dans leurs
relations ensuite.
références école
pratiques
production
service
recherche
usage
disciplines • sciences s
appliquées
• génies
PRATIQUES
SOCIO-
TECHNIQUES
DISCIPLINES
ACADÉMIQUES •
PRATIQUES
- ENSEIGNANTES
DISCIPLINES
SCOLAIRES
activités et
apprentissages
contenus et
démarches
68
quelques
commentaires sur
les relations
d'influence
visualisées sur le
schéma
À ce stade, quelques brèves remarques seulement s'impo
sent.
1. Une discipline scolaire n'est jamais une réduction ou une
simplification des disciplines académiques, même
lorsqu'elles portent le même nom. Les modes de construc
tion des contenus et des démarches sont plus complexes
que le modèle de la transposition ne le laisse croire. Il peut y
avoir création.
2. Sur ces disciplines, les enseignants sont amenés à déve
lopper des pratiques d'enseignement scolaire. Ils gèrent des
apprentissages, mais aussi des activités qui ont leur justifi
cation en elles-mêmes : investigations, réalisations, projets,
qui débouchent sur des acquisitions, mais ne sont pas
directement pilotées en vue de ces acquisitions.
3. Les enseignants ont été formés par les disciplines acadé
miques ; c'est par là que passe d'abord les relations de
celles-ci aux disciplines scolaires. Autant dire que cette for
mation entraîne des difficultés (conception de la discipline et
compétences en décalage par rapport aux besoins) autant
qu'elle peut constituer une culture scientifique ou technolo
gique.
4. Par contre, disciplines scolaires et disciplines acadé
miques "correspondantes" sont les unes comme les autres
des voies d'accès aux pratiques sociotechniques qui leur
servent de référence. C'est donc au fond par référence à ces
pratiques que peut être posé le problème des relations entre
disciplines scolaires et disciplines académiques.
C'est ce système de relations d'influence qu'expriment les
flèches du schéma :
—• influence forte et fondamentale
- - •• influence pratique plus ou moins importante
• influence générale faible.
Pour aller plus loin, il s'agit maintenant d'étudier chacune
des quatre rubriques. Dans le cadre de cette présentation,
seuls quelques aspects seront développés.
6. LES PRATIQUES DE RÉFÉRENCE
les savoirs ne sont
en général
qu'une des
composantes
d'une pratique
Les contenus et les démarches des disciplines scolaires ou
académiques renvoient en général à des pratiques sociales :
production, service, recherche, usage... Pour caractériser
ces pratiques, il ne suffît pas de prendre en considération
les savoirs en jeu : objets et instruments, tâches et pro
blèmes, qualifications et rôles sociaux constituent avec les
savoirs, les composantes solidaires d'une pratique. Les
savoirs dépendent en général dans leur nature des autres
composantes ; les cas où les savoirs peuvent être considérés
de façon isolée, presque autosufïlsante sont relativement
rares si l'on se place d'un point de vue sociologique, histo
rique ou ethnologique. À un moment et dans un contexte
69
de l'importance
de la technicité
et de ses
composantes...
... à la notion de
registres de
technicité
donné, cette autonomisation du savoir peut cependant
apparaître comme légitime, et justifier ainsi le modèle de
"transposition" évoqué précédemment.
Au cœur des pratiques, et donc des pratiques de référence,
sont les technicités. À la suite de M. Combarnous, on peut
dégager trois composantes essentielles de toute technicité
qui s'inscrivent dans la dialectique de l'objet et de l'action :
- une pensée, une rationalité propres ; c'est-à-dire des pro
blématiques, des concepts, des normes ;
- des instrumentations spécifiques, matérielles et symbo
liques ;
- une spécialisation, des individus comme des entreprises,
qui est la condition d'efficacité.
Avec ces composantes de la technicité, nous sommes direc
tement au centre des débats éducatifs sur l'intérêt, les fina
lités, les possibilités de l'éducation scientifique et
technologique : une pensée dévalorisée ou même niée, des
instruments trop particuliers, des spécialisations inaccep
tables sont autant d'arguments contre l'enseignement d'une
science ou d'une technique ; lorsqu'il s'agit de formation
générale il faut s'arrêter au moment où il y a "trop de tech
nicité".
Ces composantes de la technicité nous introduisent aussi
au coeur des décisions curriculaires : écarts entre technicité
dans la ou les références choisies et les contenus des disci
plines scolaires, rapports entre pratiques familières aux
apprenants et pratiques de référence, sens des activités et
des apprentissages.
Mais la notion de technicité et ses composantes apparais
sent aujourd'hui insuffisantes pour penser la construction
et l'évolution des disciplines. C'est pourquoi dans la dernière
période, à la fois pour la didactique des activités physiques
et sportives et pour la didactique des sciences et de la tech
nologie, j'ai proposé la notion de registres de technicité.
Quatre registres de technicité ont été distingués :
- registre de la maîtrise : c'est le seul pris habituellement en
compte, dans les pédagogies de la maîtrise ; mais il n'est
pas évident qu'il soit toujours le plus pertinent lorsqu'on
s'intéresse à des formations générales et non profession
nelles ;
- registre de la participation : il apparaît lorsqu'il y a capa
cité à tenir un rôle, mais sans maîtrise, donc avec aide et
contrôle, dans une pratique ;
- registre de l'interprétation : c'est celui qui fonctionne
lorsque sans être forcément capable de faire soi-même, on
a la capacité de "lire" et d'analyser, d'expliquer une pra
tique ;
- registre de la modification : c'est celui qui permet de chan
ger une pratique, et vraisemblablement suppose que la
maîtrise ne soit pas trop importante et consolidée.
70
des rapports
entre culture et
technicité
Il s'agit bien de registres, et non de niveaux, car il n'y a pas
hiérarchie sur une dimension.
Pour terminer ces brèves remarques sur les références et les
technicités, il faudrait aborder la question de la culture.
Dans la perspective qui a été adoptée, la culture, qu'elle soit
professionnelle ou "générale", touche aux rapports avec les
pratiques de référence. Plus précisément, la culture apparaît
comme une technicité partagée. Au delà des consensus
"mous" ou des conflits d'implicites, une telle définition per
met de poser de manière à la fois théorique et pratique, la
question des choix pour une formation de "culture". Elle
peut se généraliser d'ailleurs bien au delà du domaine
scientifique et technique.
7. LES DISCIPLINES SCOLAIRES
Dans le livre tiré de son travail d'habilitation, M. Develay
(1992) propose un schéma de définition des disciplines sco
laires, un modèle des "matrices" de discipline. C'est sans
doute un modèle synthétique d'orientation "constructiviste",
articulant au mieux des points de vue divers, voire contra
dictoires. Il s'appuie d'abord sur le concept de transposition,
complété par la prise en compte des valeurs, et une pédago
gie de la "situation-problème". Le schéma souffre d'un cer
tain intellectualisme : la prise en compte de la notion de
pratique de référence devrait avoir des conséquences plus
radicales qu'un ajout de quelques considérations sur la
contextualisation du savoir. C'est avant tout, semble-t-il, un
schéma topique pour situer diverses propositions issues de
recherches didactiques.
Ici, l'ambition est différente : attirer l'attention sur quelques
questions vives pour penser la formation, en cohérence avec
le modèle "référence/professionnalité", et spécifiques des
sciences et de la technologie.
Quatre questions seront abordées à la suite.
deux plans très
différents pour
définir la
discipline scolaire
7.1. Familiarisation pratique
et élaboration intellectuelle
C'est une spécificité forte des sciences et de la technologie
que d'exiger que la discipline scolaire soit définie sur deux
plans :
- celui de la familiarisation pratique avec des objets, des
phénomènes, des procédés, des tâches, des rôles ; familia
risation à laquelle l'école ne saurait se dérober sans déve
lopper l'inégalité et rendre incertaine la référence
empirique des savoirs ;
- celui de l'élaboration intellectuelle, construction de
concepts, ajustement de modèles, appropriation de théo
ries.
71
Or, les activités ne sont pas les mêmes et il n'y a pas de cor
respondance immédiate entre ces deux plans.
contradiction
entre l'intérêt de
la démarche et
les exigences de
l'évaluation
7.2. Sens des contenus et des démarches :
compétences à acquérir ou expérience à vivre ?
La justification habituelle pour une éducation scientifique et
technologique dans l'enseignement général, s'appuie sur
l'argument de l'intérêt de la démarche, voire de l'esprit
scientifique, en dehors de toute acquisition de connaissance
ou de savoir-faire. Parallèlement, les exigences de l'évalua
tion et du contrôle, la technique des objectifs conduisent à
valoriser des compétences évaluables. Il est urgent de
prendre conscience de la contradiction explosive entre ces
deux points de vues lorsqu'ils sont appliqués sans précau
tions aux premiers niveaux de l'initiation scientifique et
technologique.
recherche d'un
encyclopédisme
raisonnable
gradation des
contenus et des
démarches
7.3. Fonctions et horizons des apprentissages
À la fin des enseignements secondaires, se posent des pro
blèmes de choix, et donc de distinction tout aussi graves. Il
y a un siècle, aux débuts de la "scientifisation de l'économie
et de la société", une sorte d'allégresse scientiste présidait à
la définition des contenus : tout était bon à savoir.
Aujourd'hui, tout le monde est conscient que ce n'est plus
possible ni pertinent. Chacun dénonce ^encyclopédisme",
au risque d'ailleurs d'enlever à l'école une de ses justifica
tions : attirer l'attention sur la richesse du monde environ
nant et structurer les cadres intellectuels qui permettent de
la maîtriser.
Il y a en fait deux problèmes.
Le premier, celui de la recherche d'un encyclopédisme rai
sonnable, conduit à distinguer les fonctions des disciplines
scolaires de la fin du secondaire :
- discipline de "cœur", axe d'une filière de formation, qui
apporte la contribution essentielle à la culture de l'élève,
- discipline de "service", réponse aux besoins des disciplines
de "cœur",
- discipline d'ouverture, préparation à l'accueil du nouveau
qui trouve son origine dans le développement des
recherches et des innovations.
Ces distinctions ont des rapports étroits avec les registres de
la technicité.
Le second problème, celui de la gradation des contenus et
des démarches au cours des études, entraîne à clarifier les
rapports entre commencements, bases et fondements. Il y a
trop de confusion entre bases et commencements. Les
bases, c'est ce qui doit faire l'objet à chaque niveau d'une
reconstruction pour restructurer l'ensemble du savoir :
comment penser que des bases pourraient être atteintes
72
d'emblée ? Les fondements ne sont que les dernières bases,
d'ailleurs provisoires.
interaction
référence/
discipline scolaire
à expliciter
7.4. Références et disciplines
La tendance permanente des disciplines scolaires est de
s'enfermer progressivement dans l'autoréférence, dans une
boucle contenus - pratiques d'enseignement - évaluation des
apprentissages - contenus. La question de la référence, le
recours explicite à des pratiques de références externes, est
donc une question critique, radicale. Mais tout n'est pas
donné dans les références ; dans l'action sociale de
construction des disciplines, il y a aussi la volonté de trans
former des pratiques de références par les apprentissages.
C'est donc l'interaction référence-discipline scolaire qui doit
être explicitée. Ici encore technicité et registres de technicité
sont sans doute les outils pertinents pour objectiver ces
relations.
8. LES DISCIPLINES ACADÉMIQUES
questionner les
disciplines
académiques au
moyen de l'idée
de référence
Les disciplines académiques pourraient faire l'objet d'un
questionnement systématique par l'idée de référence. Ici, il
ne s'agit que du questionnement qui s'applique aux disci
plines académiques en tant que moyen utilisé dans la for
mation des enseignants. Quatre questions émergent.
- Quels apports ces disciplines fournissent-elles dans
l'approche des différentes références : recherches, produc
tion, usage, etc. ? Dans quels registres de technicité ces
disciplines font-elles progresser ?
- Quelle communauté y a-t-il entre les contenus et les
démarches des disciplines académiques et ceux des disci
plines scolaires ? Lefèvre et al. (1994) ont montré qu'il n'y
a aucun rapport entre l'optique enseignée à l'université,
l'optique enseignée à l'école et les connaissances utiles à
la photographie.
- Quels éléments de technicité réellement utilisables dans la
pratique enseignante sont-ils mis à disposition (manières
de penser, instruments de laboratoire, etc.) ?
- Quelle contribution ces disciplines académiques fournis
sent-elles au développement personnel du futur ensei
gnant, compte tenu du niveau atteint ?
Ces questions sont sans doute rudes, mais salutaires,
lorsqu'il s'agit de négocier les formations des enseignants.
73
9. LES PRATIQUES ENSEIGNANTES
Il reste à dire quelques mots à propos des pratiques ensei
gnantes, en revenant ainsi à notre thème initial.
Ce qui rend au fond difficile l'Injection" des acquis de la
recherche didactique dans la formation des maîtres, c'est
que la recherche a trop tendance à se placer en fondatrice
de l'enseignement et de la formation, oubliant qu'elle n'est
qu'un des processus sociaux qui interviennent sur le même
penser la champ. C'est pourquoi l'idée directrice de tout ce texte, c'est
formation de penser la formation comme un problème, non comme
comme un une application. Bien sûr, la posture de recherche est juste-
problème ment celle qui permet au mieux de penser son objet comme
problématique. À ce titre, toutes les propositions sont fonda
mentalement issues de la recherche didactique : elles résul
tent d'un point de vue didactique sur la formation et
l'éducation.
Mais dans la pratique de la formation, comme dans sa
conception, la place, le rôle de la pratique enseignante sont
essentiels. C'est plus à la recherche d'en tenir compte, que
l'inverse, non seulement en approfondissant l'étude des pra
tiques enseignantes, mais en situant de façon plus explicite
dans la formation le rapport à la pratique enseignante à côté
du rapport à la recherche didactique et pédagogique.
En réalité, tout est "didactique" au sens où le point de vue
des contenus de la discipline scolaire est directeur. Mais
trois orientations didactiques coexistent :
- l'orientation didactique "praticienne", incarnée par les
maîtres de stages et les maîtres formateurs, centrée sur
les compétences (et les coutumes) de la pratique ensei
gnante ;
- l'orientation didactique "normative", incarnée par les ins
pecteurs là où ils existent, centrée sur les contenus et les
démarches du curriculum prescrit ;
- l'orientation critique et prospective, incarnée par les cher
cheurs et les innovateurs, qui est bien incapable de per
mettre le fonctionnement de l'enseignement, mais qui
assure le rôle irremplaçable de rendre son dynamisme au
système et à ses agents.
Comment articuler ces trois orientations concrètement dans
... à articuler les formations, et chez les formateurs eux-mêmes alors qu'il
n'y a jamais de rôle exclusif ? Tel semble bien être un pro
blème majeur et permanent de la formation des ensei
gnants.
trois orientations
didactiques...
Jean-Louis MARTINAND
LIREST
École Normale Supérieure de Cachan
74
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